Cette nouvelle a répondu au concours de nouvelle organisé par les Automn’Halles, le salon du livre de la Ville de Sète.
Il avait pour thème : Larguons les amarres !
Il est venu me retrouver, comme tous les jours, dans le refuge où je vis avec mes minots.
Tout de suite, avant même de dire quoi que ce soit, il m’a fait cette proposition : « Larguons les amarres ! »
Cela m’a surprise. Après tout, on se connaît à peine. Même si, je dois l’avouer, je le trouve plutôt craquant et sexy.
Je l’avais rencontré lors d’une de mes maraudes sur le port pour dégotter du poisson. J’en avais aperçu d’autres qui rôdaient dans le coin. Ç’aurait été trop beau que je sois seule sur le coup. L’affrontement était inévitable. J’étais prête au combat. Les occasions de trouver de quoi se remplir l’estomac ne sont pas si nombreuses. Il a débarqué de nulle part, bon prince. C’est vrai qu’il en imposait. Lorsqu’on le voyait, on se disait : mieux vaut ne pas s’y frotter. Les autres avaient certainement cru que nous étions ensemble. Ils avaient battu en retraite. On avait pris ce qu’on voulait. Puis on était parti. Il avait tenu à me raccompagner. « On ne sait jamais, avait-il dit. Ce sont des charognards. Ils peuvent revenir pour te voler ce que tu as glané ». J’avais trouvé cela plutôt chevaleresque.
Il m’avait suivi jusqu’au restaurant dans lequel je m’étais installée. Un abri idéal, abandonné ou fermé, je ne sais pas vraiment. Avec la pandémie, les possibilités de dénicher des endroits adéquats se sont multipliées. Ce n’est pas un palace. Mais j’y tiens. Quand on est à la rue, on doit se contenter de ce que l’on a.
« Larguons les amarres ! » Et il a ajouté : « Allez ! Fais-pas ta timorée. La campagne est vaste, tu peux me croire. Je l’ai visitée. Des paysages époustouflants, une nature sans limites. Tu ne connais pas ça, toi. Tu es de la ville. Tu n’es jamais sortie de ton trou à rat. Mais moi, j’ai bourlingué un peu partout. Je peux te dire que ça en vaut la peine. »
S’il croit que c’est facile de partir comme cela, du jour au lendemain. Lui, il est libre comme l’air, célibataire, sans parent vivant, sans attache. Mais moi, j’ai ma progéniture à nourrir et à élever. Et ils sont voraces, jamais rassasiés. Je n’ai pas le choix. Je suis une bonne mère et je dois me débrouiller pour leur trouver de quoi se sustenter. Tous les jours. Heureusement au Havre, c’est plus facile. Je fais les poubelles, les fins de criée et de marché. J’arrive toujours à grappiller quelque chose.
Partir à la campagne ? Mon père, il était de la campagne. La vie y était dure. « À la campagne disait-il, tu n’es jamais sûre de rien. Tu dois lutter, te donner du mal, beaucoup de mal pour trouver de quoi te nourrir. Pour des sans domicile fixe comme nous, c’est trop risqué. Trop incertain. Mon père a choisi la ville. Il ne l’a pas regretté. Tout y est plus facile, et les refuges sont plus nombreux. Il y a même des associations qui nous aident. Parfois, elles nous offrent des repas.
Lui, il s’en fout ! Il vit de l’air du temps toute la journée, à se balader par monts et par vaux.
“Je tiens à mon indépendance, affirma-t-il un jour.” Son indépendance ? Tu parles !
“On pourrait partir pour l’Amérique”, m’a-t-il lancé un jour. Il y a un bateau sur le port. Un porte-conteneur qui fait la liaison. J’en connais qui ont embarqué. Je sais comment procéder, fais-moi confiance. On peut facilement se faufiler. Ensuite à nous l’Amérique ! Un pays vaste comme tu n’en as pas idée, plein de possibilités. On pourrait y vivre peinards, toi et moi ».
L’Amérique, l’Amérique ! Il en a de bonnes. Et qu’est-ce que je fais de mes petits loups ? Je ne peux pas les larguer. Ils sont encore si jeunes et si fragiles.
« Tu n’as qu’à les laisser au Havre. Tu les déposes devant une porte : celle de l’église par exemple. Ils seront adoptés, crois-moi ! »
Abandonner mes amours. Jamais ! Surtout pas pour aller courir l’aventure dans un pays que je ne connais pas.
Il insiste lourdement. Il me relance tous les jours. « Je m’occuperais bien de toi et de tes rejetons, me jura-t-il, un jour. » Bizarrement, il a accepté de les emmener aussi. « Je suis fort et malin. Je trouverai toujours des solutions. J’ai l’habitude de la rue. »
Cela m’a rendue méfiante. J’en ai connu des beaux parleurs. Avec leurs promesses et qui fichent le camp dès qu’ils ont obtenu ce qu’ils veulent.
Souvent, il nous apporte de la viande et du poisson. Cela me fait craquer, c’est sûr ! Il essaye de me séduire, de me prendre par les sentiments, de m’endormir.
Mais, je n’ai pas cédé. Alors, il est devenu ombrageux. Il est entré dans une colère ! Il a crié : « tu ne sais pas ce que tu perds. Un protecteur avec qui tu serais toujours en sécurité. Qui te préserverait des dangers, des envieux, des voleurs. » Cela ressemblait à une menace. Cela m’a mis la puce à l’oreille. Après tout, il n’est peut-être pas celui qu’il prétend.
« Je ne t’ai pas attendu pour me défendre ! » ai-je répondu à son petit chantage minable. C’est vrai que j’ai aussi du caractère. Je ne me laisse pas faire. Quand on est à la rue, c’est important de savoir faire face à toutes les situations. Avec tout ce qui traîne en ville, on doit se faire respecter. Moi, je n’ai jamais hésité à rendre coup pour coup.
Constatant que je n’abdiquais toujours pas, il m’a mis le marché en main.
« Sois tu pars avec moi, soit tu ne me reverras plus jamais ! »
J’avoue que j’ai un peu hésité. Il est tellement beau et musclé. Mais en fin de compte, j’ai dit : « non ! » Un non ferme et définitif.
Il m’a alors tourné le dos et s’est éloigné. La dernière chose que j’ai vue de lui c’est sa longue queue tigrée de chat de gouttière.